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lundi 27 septembre 2010

Autoportrait (9)

« J’avais fait de l’exil une patrie. » Jorge Semprún (1923-) 

« J’étais revenu, j’étais vivant.
Une tristesse pourtant m’étreignait le cœur, un malaise sourd et poignant. Ce n’était pas un sentiment de culpabilité, pas du tout. Je n’ai jamais compris pourquoi il faudrait se sentir coupable d’avoir survécu. D’ailleurs, je n’avais pas vraiment survécu. Je n’étais pas sûr d’être un vrai survivant J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d’expérience. En allemand : on dit Erlebnis. En espagnol : vivencia. Mais il n’y a pas de mot français pour saisir d’un seul trait la vie comme
expérience d’elle-même. Il faut employer des périphrases. Ou alors utiliser le mot 'vécu', qui est approximatif. Et contestable. C’est un mot fade et mou. D’abord et surtout, c’est passif, le vécu. Et puis c’est au passé. Mais l’expérience de la vie, que la vie fait d’elle-même, de soi-même en train de la vivre, c’est actif. Et c’est au présent, forcément. C’est-à-dire qu’elle se nourrit du passé pour se projeter dans l’avenir.
(...) je savais déjà que le jour où le pouvoir d’écrire me serait rendu – où j’ en reprendrais possession – je pourrais choisir ma langue maternelle.
Autant que l’espagnol, en effet, le français était ma langue maternelle. Elle l’était devenue, du moins. Je n’avais pas choisi le lieu de ma naissance, le terreau  matriciel de ma langue originaire. Cette chose – idée, réalité – pour la quelle on s’est tellement battu, pour laquelle tant de sang aura été versé, les origines, est celle qui vous appartient le moins, où la part de vous-même est la plus aléatoire, la plus hasardeuse : la plus bête, aussi. Bête de bêtise et de bestialité. Je n’avais donc pas choisi mes origines, ni ma langue maternelle. Ou plutôt. J’en avais choisi une, le français. 
On me dira que j’y avais été contraint par les circonstances de l’exil, du déracinement. Ce n’est vrai qu’en partie, en toute petite partie. Combien d’Espagnols ont refusé la langue de l’exil ? Ont conservé leur accent, leur étrangeté linguistique, dans l’espoir pathétique, irraisonné, de rester eux-mêmes ? C’est-à-dire autres ? Ont délibérément limité leur usage correct du français à des fins instrumentales ? Pour ma part, j’avais choisi le français, langue de l’exil. comme une autre langue maternelle, originaire. Je m’étais choisi de nouvelles origines. J’avais fait de l’exil une patrie. En somme, je n’avais plus vraiment de langue maternelle.
Ou alors en avais-je deux, ce qui est une situation délicate du point de vue des filiations, on en conviendra. Avoir deux mères, comme avoir deux patries, ça ne simplifie pas vraiment la vie. Mais sans doute n’ai-je pas d’inclination pour les choses trop simples. » (Jorge Semprún, L'écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994)

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